mardi 23 février 2016

Syrie: L'impact de l’image et l'indifférence

Les paragraphes qui suivent sont des extraits de "Syrie, la Révolution Orpheline", paru en 2014. 
Ils abordent certains aspects du traitement médiatique (audiovisuel) occidental de la violence que vivait (et vie toujours) la Syrie.
Je les publie au moment où France 2 se livre à travers son programme "Un Oeil Sur La Planète" (du 18 février 2016) à une opération de propagande politique pro-Assad, méprisant à la fois des millions de syriens victimes des crimes de guerre commis par le régime et la déontologie journalistique et les responsabilités du service public.

Certains médias occidentaux ont déployé de grands efforts pour couvrir “la révolution syrienne” de manière professionnelle. Cependant, d’autres n’ont recherché que le sensationnel et les images choc. Les scènes des mobilisations populaires au bout de nombreux mois ont perdu de leur pouvoir d’attraction de l’audience, de même que les images des bombardements quotidiens. Ces médias ont donc exploité, à partir de 2013, quelques scènes de violence exercée par des combattants de la révolution ou par des djihadistes venus en Syrie, pour en faire une dangereuse donnée politique. Deux cas notoires sont à évoquer ici : Le “cannibalisme” et “le djihad du sexe”. Il importe au préalable de rappeler que ces faits ont été médiatisés au moment où il a été question de fournir à l'opposition syrienne un armement moderne, et quelques jours après le massacre chimique perpétré par le régime dans la Ghouta.

Des images d’une barbarie incontestable ont fait le tour du monde et défrayé la chronique. En mai 2013, on y voyait un homme supposé être un révolutionnaire, feignant de dévorer le cœur d'un soldat mort. Cette scène dite “du cœur dévoré” était en effet le fait d'un combattant syrien du nom d'Abou Saqqar. Elle a eu lieu dans la région de Homs et sa diffusion a créé un vacarme qui a failli porter un lourd préjudice au débat Syrien. Les médias qui l’ont transmis ont ainsi fait un cadeau aux politiques en quête de prétextes pour s'abstenir d'intervenir dans la question syrienne. Ils ont également révélé une attitude voyeuriste contribuant à nourrir l’imaginaire de l’opinion, de peur, d'effarement et de dégoût. Et le plus grave était la tendance à la généralisation qui en a découlé, et l'assimilation de ce cas isolé d’un homme psychologiquement dérangé à une pratique rituelle propre à la révolution syrienne en général. Comment interpréter sinon la disparition progressive d’une grande partie des écrans et de la presse, des informations sur la mort quotidienne de dizaines de citoyens au profit d’images d'un combattant exhibitionniste dévorant un morceau de chair prélevé sur le corps ennemi ? Comment se fait-il que les actes de torture les plus barbares pratiqués par le régime sur des milliers de détenus suscitent moins l’émoi qu’une vulgaire scène de “cannibalisme” pathologique ? Que penser du fait que cela se produise au moment même où se déroulent des pourparlers sur les possibilités d'armer les révolutionnaires syriens ?

En tout état de cause, les conséquences d’une telle médiatisation dénuée de toute déontologie ne peuvent que produire des retombées politiques insidieuses. Car, aujourd’hui, on s’indigne plus volontiers de la vue d’un fou furieux barbouillé du sang de sa victime que du sort des centaines de victimes sous les décombres des bombardements. En définitive, dans les deux cas de figure, la conclusion est la même. Le regard porté sur les Syriens les dépossède de leur humanité. Ils ne peuvent susciter qu’effroi ou indifférence dans la logique absurde de ceux qui s’émeuvent de la montée d’un seul homme dont on dévore sauvagement les entrailles que de celle, abstraites, de dizaine de milliers de personnes tuées par des moyens « modernes ».

Daraya assiégée par le régime Assad, février 2016: "Nous ne sommes pas des nombres, nous sommes le futur de la Syrie"

Le second cas qui mérite réflexion vu la charge libidinale qu’il a suscitée, est celui du fameux “djihad du sexe”. Rapporté dans la presse tant orientale qu'occidentale en septembre et octobre 2013, il a été décrit tantôt comme une “prostitution légale”, tantôt comme un volontariat sexuel de certaines femmes qui rejoignent les rangs de la révolution syrienne, ou encore comme une offre de services “djihadistes” rémunérés. Cette affaire a aussitôt capté l’attention de plusieurs journalistes qui ont flairé un sujet d’« exotisme » en passe de faire de l’audience. Ce fait complète, d'une certaine manière, avec le fantasme des “djihadettes voilées”, celui du mangeur primitif de cœur dans un tableau “orientaliste” nourrissant le cliché d'un orient barbare.

Le plus scandaleux dans cette histoire est que les médias se sont engouffrés les yeux fermés dans le sujet sans même prendre la précaution la plus élémentaire de recoupage de l’information. Très vite, il s’est avéré que le fait était fondé sur des rumeurs invérifiables. À l’inverse, il s’agissait d’une fabrication de toutes pièces des services secrets du régime syrien et de certains de ses alliés en Tunisie et en Algérie où se sont répandus les premiers témoignages[1]. Même à supposer que ce phénomène ait été réel, il ne contient en soi rien d'intéressant concernant la révolution. Il serait juste exploitable du point de vue de l’anthropologie ou du comportementalisme, un travail qui nécessite de vastes enquêtes auprès des personnes concernées.

Ici s'achève la composition d'une image qu’on veut donner de la situation syrienne où les deux protagonistes en présence rivalisent de criminalité et de folie. Face à une telle équivalence, les options en vue d'une intervention internationale se raréfient et “l'opinion publique”, de plus en plus perdue, opte pour la neutralité et l'isolationnisme qui profitent in fine à Assad et ses alliés.

Ziad Majed

[1] Pour en savoir plus sur le sujet, se référer à l’article publié le 29 septembre par Ignace Leverrier dans son blog du journal Le Monde “Un œil sur la Syrie” sous le titre « Vous serez déçus : le jihad du sexe n’existe pas »; de David Kenner dans Foreign Policy (26 septembre, en anglais), « Sorry the Tunisian sex jihad is a frad » (Désolé, le jihad du sexe est une falsification) ; de Christoph Reuter dans Der Spiegel (7 octobre 2013, en anglais et en allemand) « Sex Jihad and other lies » (Le jihad du sexe et autres mensonges).