vendredi 6 mai 2016

Liban Syrie: Douloureuses relations de voisinage

Élizabeth Picard explore dans son ouvrage, Liban-Syrie, intimes étrangers, un siècle d’interactions sociopolitiques entre les deux entités jumelles découpées par la même puissance mandataire après la chute de l’Empire ottoman. Elle répond aux interrogations que suscitent l’histoire croisée de ces deux entités et leurs parcours différents, et analyse la nature des États libanais et syrien, leurs systèmes socio-économiques et les structures à travers lesquelles se sont articulées leurs relations difficiles - Mon article sur le livre de Picard paru dans l'Orient Littéraire.


Picard situe son livre au carrefour d’un travail « de socio-histoire sur la formation des États » et de la discipline des relations internationales « telle qu’elle est ouverte à la sociologie ».

Le livre, composé d’une introduction présentant à la fois les thématiques et la méthodologie, de sept chapitres et d’une conclusion en forme de « perspectives », s’organise autour de trois axes de réflexion : la séparation, la confrontation et la distinction. Les axes suivent de leur côté une logique chronologique couvrant les étapes de l’évolution de la Syrie et du Liban et leurs rapports de domination ou d’influence. 

Séparation et confrontation
Ainsi, dans les deux premières parties, Picard explique les constructions idéologiques, politiques et économiques qu’ont connues les deux pays à partir des années 1920 et jusqu’à la rupture entre Beyrouth et Damas le 15 mars 1950. Ce jour-ci, les milieux économiques libanais défendant leur ultralibéralisme face au «capitalisme national» syrien, avaient rejeté l’exigence du nouveau régime militaire à Damas de la mise en œuvre d’une politique économique commune.

Leur rupture va consolider deux trajectoires déjà divergentes, et va transformer «la souveraineté» en une question centrale dans la relation entre les deux voisins.

Les développements internationaux (la guerre froide) et régionaux (le conflit israélo-arabe, la montée de Nasser et le Pacte de Bagdad) auront à la fin des années 1950 leurs répercussions en Syrie (République arabe unie) et au Liban (confrontations politiques et communautaires violentes). L’avalanche de coups d’État militaires à Damas, l’autoritarisme et le «socialisme» qui en découlent (surtout avec l’arrivée du Baath au pouvoir en 1963) distancieront davantage la Syrie muselée du Liban préservant la diversité politique et culturelle au sein-même de son système confessionnel consociatif, et attirant vers ses banques les capitaux fuyant les nationalisations.

La guerre civile libanaise en 1975, l’intervention militaire syrienne un an après et la volonté d’Assad de s’investir dans les enjeux politiques moyen-orientaux, marqueront le début d’une phase de domination syrienne que la mise en tutelle du Liban confirmera à partir de 1989.

La sortie de guerre du Liban et sa reconstruction et la «sortie du socialisme» de la Syrie iront en parallèle au début des années 1990. Ils établiront sous une hégémonie du régime de Damas des réseaux et des circuits d’influence visibles comme invisibles, dans lesquels se mêlent officiers, politiques et hommes d’affaires des deux pays.



Distinction
La succession au sein de la famille Assad en Syrie en 2000, le court « printemps de Damas » et les interactions entre intellectuels libanais et syriens qui les suivent, puis la montée de l’opposition politique libanaise à « l’occupation syrienne » créeront de nouvelles dynamiques. Soulèvement au Liban (après l’assassinat de Hariri) et contestation en Syrie (avec de nouvelles déclarations et d’articles d’opposants) seront les principaux traits des années 2005 et 2006.

Ce que Picard qualifie de « différentiel démocratique » est de retour avec le départ de l’armée syrienne du Liban. Mais les crises et les failles sécuritaires se succèdent à Beyrouth et paralysent les institutions, puis la révolution éclate en Syrie en 2011 et le pays rentre en guerre. Un nouveau contexte se dessine dans la violence et les déchirures.

La frontière comme analyseur
Picard consacre le dernier chapitre de son livre à l’observation de la frontière libano-syrienne en tant que révélatrice des complexités locales et des dynamiques régionales.

De Chebaa, comme « nœud des conflits » après le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, à Qosayr et le Qalamoun à partir de 2013 et l’intervention militaire du Hezbollah dans la guerre syrienne, la frontière internationale se transforme en micro-frontières. Elle reflète ainsi un processus d’éclatement que le déplacement forcé de centaines de milliers de Syriens et les divisions confessionnelles et politiques dans les deux pays accélèrent.

Cent ans après Sykes-Picot et la formation des deux entités jumelles, une phase d’incertitude règne donc au Liban comme en Syrie. Les fractures et les expériences douloureuses des dernières décennies, de même que les tendances immédiates, rendent difficile toute spéculation sur l’avenir des deux États. Il en reste que les Libanais et les Syriens, ces étrangers intimes, auront à faire face de nouveau à des défis et questionnements communs.
                                                                                                                                       Ziad Majed